CHAPITRE V

 

         Quand le second hurlement de terreur résonna dans l’édifice, Fidelma se précipitait déjà dans le couloir, le jeune guerrier sur les talons. Cela venait du rez-de-chaussée, une plainte haut perchée, comme celle d’une femme dans les douleurs de l’enfantement.

Au pied de l’escalier, Fidelma faillit se heurter à frère Rumann. Sans un mot, Fidelma et Cass lui emboîtèrent le pas tandis que le corpulent hôtelier dévalait les marches et s’élançait dans un couloir où donnaient plusieurs portes.

Tous trois s’immobilisèrent brusquement quand une berceuse chantée d’une voix douce leur parvint aux oreilles.

Puis frère Rumann se dirigea vers une porte et l’ouvrit tandis que Fidelma et Cass se haussaient sur la pointe des pieds derrière lui pour mieux voir ce qui se passait à l’intérieur.

Sœur Eisten se tenait au bord d’un lit, serrant dans ses bras un des garçons aux cheveux noirs de Rae na Scríne. Fidelma reconnut Cosrach, le plus jeune des deux. La sœur le berçait en lui fredonnant un chant rassurant et mélancolique. L’enfant pleurait, blotti contre son épaule. Maintenant, les sanglots s’étaient apaisés et sa poitrine se soulevait à intervalles réguliers, laissant échapper de grands soupirs tremblés. Sœur Eisten ne leur prêta aucune attention, entièrement absorbée par le chagrin de son protégé, mais Cétach, qui se tenait près de la religieuse, réagit à leur présence. Il les rejoignit en quelques pas et, l’air de rien, les repoussa dans le couloir en refermant la porte derrière lui. Puis il les affronta, le menton dressé et l’air sévère comme s’il leur reprochait leur intrusion.

— Nous avons entendu des cris, mon garçon, souffla frère Rumann qui respirait péniblement.

— C’était mon frère, répondit l’autre d’un air maussade. Il a fait un cauchemar. Maintenant tout va bien. Sœur Eisten l’a entendu et elle est venue le consoler.

Fidelma lui adressa un sourire rassurant.

— Alors nous voilà tranquillisés... Tu t’appelles Cétach, c’est bien cela ?

— Oui, répliqua l’enfant, sur la défensive.

— Eh bien, Cétach, ton frère et toi avez traversé une expérience très éprouvante mais maintenant, c’est fini. Surtout, ne t’inquiète pas.

— Je ne m’inquiète pas, répliqua l’autre d’un ton sec. Mais mon frère est plus jeune que moi. Et puis on ne commande pas aux cauchemars.

Fidelma avait la sensation de parler non pas à un adolescent, mais à un homme. Ce petit paysan était plus sage que ses années ne l’auraient laissé supposer.

— Je comprends, répondit-elle sur un ton conciliant. Tu dois persuader ton frère que vous êtes maintenant entourés d’amis qui s’occuperont de vous.

Le garçon ne fit aucun commentaire.

— Je peux retourner auprès de mon frère ? dit-il enfin, après un silence hautain.

Fidelma, qui savait bien qu’ils n’étaient pas au bout de leurs peines, lui sourit un peu maladroitement et hocha la tête en signe d’assentiment.

Tandis que la porte se refermait sur l’adolescent, frère Rumann émit un claquement de langue plein de compassion et retourna à ses occupations en se dandinant.

Fidelma prit le chemin de sa chambre à pas lents, suivie de Cass.

— Pauvres enfants, dit Cass. Ils n’ont pas encore surmonté la terrible tourmente qu’ils ont traversée. J’espère bien que Salbach retrouvera Intat et ses hommes et les mettra hors d’état de nuire.

Fidelma acquiesça d’un air absent.

— La bonne nouvelle, c’est que les cris de détresse du garçon ont provoqué une réponse positive chez sœur Eisten, qui semblait complètement prostrée. Elle m’inquiétait. Les enfants, eux, oublient vite, tandis qu’Eisten a très mal pris la mort du bébé, ce matin.

— Elle ne pouvait rien faire de plus, dit Cass, très terre à terre car, comme beaucoup d’hommes, il se méfiait des émotions. Même si nous n’avions pas été forcés de camper en plein air, l’enfant serait mort. Il présentait tous les symptômes de la peste.

— Deus vult, c’est la volonté de Dieu, répliqua Fidelma avec un fatalisme qui ne lui ressemblait guère.

Elle fut tirée d’un profond sommeil par les cloches des vêpres, la sixième heure canoniale, et, tout en les écoutant carillonner, elle comprit qu’il était trop tard pour rejoindre les frères dans l’église de l’abbaye. Elle sortit de son lit à regret et dit la prière des vêpres. Dans les cinq royaumes, la plupart des rituels étaient encore célébrés en grec, la langue qui avait servi à rédiger les Saintes Écritures1. Mais les religieux se tournaient maintenant vers le latin, la langue de Rome qui se substituait peu à peu au grec. Fidelma passait indifféremment de l’une à l’autre et, en plus de sa langue maternelle, elle parlait aussi un peu celles des Bretons d’Angleterre et des Saxons, et lisait l’hébreu.

Ses dévotions terminées, Fidelma se dirigea vers une cuvette d’eau glacée posée sur une table dans sa cellule et se lava de la tête aux pieds. Puis elle se frotta vigoureusement avec une serviette et s’habilla. Une fois prête, elle sortit et constata que la porte de la chambre de Cass était grande ouverte et qu’il avait disparu. Elle s’engagea dans le couloir, maintenant éclairé de bougies à la flamme vacillante, fichées dans des supports fixés dans la pierre.

— Ah, sœur Fidelma...

Le frère Rumann, respirant bruyamment selon son habitude, s’avançait à sa rencontre.

— Je venais vous chercher. Vous avez manqué les vêpres ?

— J’ai été réveillée par les cloches et j’ai invoqué le Seigneur dans ma chambre.

Elle se mordit la lèvre, contrariée que sa réponse sonne comme une justification car elle avait cru percevoir une nuance de reproche dans la voix du frère hôtelier.

Le large visage du religieux se plissa en un sourire qu’elle eut du mal à interpréter.

— A l’église, j’ai aperçu le jeune guerrier, Cass. Je suppose qu’il s’est rendu directement au praintech pour le dîner, c’est ainsi que nous appelons le réfectoire. Je vous y conduis ?

— Je vous serais reconnaissante d’y guider mes pas, merci, mon frère.

Le religieux aux formes rebondies décrocha une lanterne du mur. Une fois dehors, ils traversèrent une cour sombre pour rejoindre l’entrée de l’édifice adjacent, où s’engouffraient des files interminables d’hommes et de femmes.

— Ne vous inquiétez pas, ma sœur, intervint frère Rumann, le père abbé a donné des ordres pour que vous et le guerrier soyez assis à sa table pendant votre séjour.

— Pourquoi devrais-je m’inquiéter ? s’étonna Fidelma.

— Cette abbaye contient tellement de gens que nous avons trois services pour les repas. Au troisième, les plats sont froids, ce qui ne manque pas de susciter des protestations. Voilà pourquoi bon nombre de religieux s’emploient à l’heure actuelle à la construction d’une salle à manger à l’extrémité est de l’abbaye. Le nouveau praintech nous contiendra tous.

A cette nouvelle, Fidelma manifesta un certain scepticisme.

— Un réfectoire qui réunirait plusieurs centaines d’âmes sous un même toit ?

— Le bâtiment, une audacieuse réalisation, sera bientôt terminé, ma sœur, le cunamh Dé.

Son « avec l’aide de Dieu » aux pieuses inflexions venait corriger la pointe d’orgueil qu’il exprimait devant cette prouesse architecturale.

Ils s’arrêtèrent dans le hall d’entrée et, tandis qu’ils se déchaussaient, un assistant s’avança pour aller ranger leurs chaussures et leurs sandales, car, dans la plupart des communautés monastiques, la coutume voulait que l’on s’asseye pieds nus à la table du repas. Rumann se fraya un chemin dans la salle bondée, le long de tables où se pressaient des religieux des deux sexes. Le réfectoire était éclairé de nombreuses lampes à huile crachotantes dont l’odeur âcre se mêlait à celle du feu de tourbe dans l’énorme cheminée qui dégageait une épaisse fumée, à l’autre bout de la salle. Ces senteurs piquantes se mêlaient au parfum de l’encens qui se consumait dans des cassolettes placées à différents endroits. Par cette soirée d’automne, il faisait froid. Seul le rassemblement de deux cents personnes finissait à la longue par produire une certaine chaleur.

Quand frère Rumann conduisit avec empressement Fidelma à la place qui lui était réservée aux côtés de Cass qui lui adressa un sourire amusé, l’abbé Brocc avait déjà commencé à dire les grâces.

— Benedic nobis, Domine Deus...

Fidelma fit une rapide génuflexion.

— Vous ne vous êtes pas réveillée ? murmura Cass en se penchant vers elle d’un air réjoui.

Devant l’ironie de la question, Fidelma renifla dédaigneusement.

Après les grâces, le bruit des bancs que l’on déplace sur le dallage emplit la salle.

Malgré la collation qu’on leur avait servie quatre heures auparavant, Fidelma et Cass firent honneur au poisson grillé à l’ail sauvage, servi avec du duilesc, une plante marine ramassée sur les rochers non loin de là. Le plat, accompagné de pain d’orge et arrosé de bière, fut suivi d’un plat de pommes et de quelques gâteaux au miel.

Ils mangeaient en silence car la règle du bienheureux Fachtna interdisait les conversations pendant les repas. Mais à une extrémité de la pièce, un lector lisait des passages des Écritures dans un ouvrage posé sur un lutrin en bois. Fidelma l’écouta déclamer un extrait de l’Ecclésiaste : « Il n’y a de bonheur pour l’homme que dans le manger et le boire et dans le bonheur qu’il trouve dans son travail, et je vois que cela aussi vient de la main de Dieu ».

Au son d’une cloche frappée une seule fois et résonnant comme un gong, le père abbé Brocc se leva pour entonner de nouvelles grâces marquant la fin du repas.

Alors qu’ils récupéraient leurs chaussures avant de quitter la salle, Brocc s’approcha d’eux, suivi de frère Rumann, toujours essoufflé.

— Vous vous êtes bien reposée, cousine ? dit Brocc en guise de salut.

— Bien, je vous remercie, répliqua Fidelma. Et maintenant il me faut votre permission et votre bénédiction pour entreprendre mon travail.

— Je suis à votre disposition. Que voulez-vous ?

— Un assistant pour me rendre de menus services et aller quérir les gens que je désire questionner. Cette personne doit connaître l’abbaye par cœur et me conduire où je désire aller.

— L’assistante de frère Rumann, sœur Necht, vous secondera, dit l’abbé en se tournant vers l’hôtelier ventru qui hocha vigoureusement la tête en signe d’assentiment. Autre chose, cousine ?

— Il me faut une pièce pour y conduire mes investigations. Celle qui se trouve près de ma chambre dans l’hôtellerie me conviendrait parfaitement.

— Accordé.

— Je m’occupe de tout, intervint frère Rumann, désireux de plaire à son abbé.

— Alors inutile d’attendre plus longtemps, mon père, je vais me mettre au travail immédiatement, dit Fidelma.

— Puissiez-vous réussir avec l’aide de Dieu, conclut l’abbé d’un ton solennel. Tenez-moi informé de vos découvertes.

Il quitta le réfectoire, suivi de frère Rumann qui claqua la langue sur ses talons.

Sœur Necht, la jeune fille massive et un peu maladroite que frère Conghus avait chargée de s’occuper de sœur Eisten et des enfants lors de leur arrivée à l’abbaye, avait un visage frais comme la rose, des cheveux d’un roux éclatant qui tombaient en boucles autour de sa coiffe, des épaules larges et un menton carré. Prompte à sourire et trop facilement bouleversée, elle était à l’évidence ravie à l’idée d’accomplir un travail qui la changerait de sa routine quotidienne dans l’ombre de frère Rumann.

Sœur Necht semblait aussi fort impressionnée par Fidelma. On l’avait visiblement informée qu’elle était la sœur de l’héritier présomptif du royaume, la cousine du père supérieur et un dálaigh réputé des cours de justice, qui avait siégé comme juge devant le haut roi et même à Rome, à la demande du Saint-Père en personne. La jeune sœur Necht appartenait clairement à la catégorie des adorateurs de héros.

Fidelma lui pardonnait volontiers sa nervosité et son admiration sans bornes. L’âge de l’innocence lui passerait vite. Fidelma regrettait que les enfants accèdent trop rapidement au statut d’adulte. Que disait déjà Publilius Syrus[4] ? « Si vous voulez vivre dans l’innocence, ne perdez pas votre cœur et votre esprit d’enfant. »

Ils entrèrent dans la pièce où Fidelma avait pris son premier repas à l’abbaye et elle envoya Necht quérir frère Conghus, l’aistreóir. Puis elle se tourna vers Cass.

— Conghus a été le premier à découvrir le corps du vénérable Dacán, expliqua-t-elle.

Intimidé, Cass, qui ne connaissait rien au droit et n’avait jamais vu un dálaigh en action, prit un siège dans un coin de la pièce et laissa Fidelma s’installer à la table éclairée par une lanterne.

Sœur Necht ne mit pas longtemps à revenir, légèrement essoufflée, en compagnie de frère Conghus, le portier trapu.

— Je l’ai ramené, dit la religieuse de sa voix grave et un peu rauque, juste comme vous l’aviez demandé.

Fidelma réprima un sourire et invita la jeune novice à aller s’asseoir auprès de Cass.

— Vous pouvez assister à l’entretien, sœur Necht, mais vous ne parlerez pas à moins que je ne sollicite votre intervention, et vous êtes tenue de garder le silence sur ce que vous entendrez. Pour demeurer mon assistante, vous devez maintenant jurer de respecter les règles de votre fonction.

La novice jura avec enthousiasme et alla rejoindre Cass.

Fidelma se tourna alors vers Conghus qui se tenait dans l’embrasure de la porte.

— Entrez, mon frère, fermez la porte et prenez un siège, lui lança-t-elle avec fermeté.

Le portier s’exécuta.

— En quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-il aussitôt.

— Je vais vous poser quelques questions. Tout d’abord, connaissez-vous le but de ma visite ?

Conghus haussa les épaules.

— Comme tout le monde.

— Très bien. On m’a dit que c’est vous qui aviez découvert le corps du vénérable Dacán.

A ce souvenir, Conghus fit la grimace.

— C’est exact.

— Décrivez les circonstances de cette découverte, s’il vous plaît.

Conghus marqua une pause pour mettre de l’ordre dans ses idées.

— Dacán était un homme d’habitudes immuables. Au cours des deux mois qu’il a passés à l’abbaye, j’ai observé que sa journée se déroulait toujours selon le même rituel. On pouvait presque imaginer chacun de ses mouvements au fur et à mesure que s’égrenaient les heures.

Il s’arrêta, réfléchit et reprit le fil de son récit.

— En tant que portier, j’occupe également la fonction de sonneur. Le carillon des matines annonce le début de la journée, puis je sonne le jentaculum, le premier repas. Comme nous sommes une importante communauté, les dimensions de notre réfectoire nous obligent à trois services. Dacán venait toujours au deuxième, et moi aussi. J’y suis contraint par mon office. Après le troisième service du jentaculum, je sonne la prière de tierce, avant que la communauté ne se mette au travail.

— Je comprends, dit Fidelma quand il s’arrêta pour s’assurer qu’elle le suivait.

— Eh bien, ce matin-là, il y a deux semaines, le jour de Luan, je n’ai pas vu Dacán à sa place habituelle pour la rupture du jeûne. Je me renseignai, car il était tellement inhabituel qu’il saute un repas ! Vous comprenez...

— Vous nous avez déjà expliqué à quel point il était ponctuel, le coupa Fidelma.

— Exactement. Donc je pris mon repas, m’assurai qu’il n’était pas venu au premier service et décidai de me rendre à l’hôtellerie.

— Où se trouvait sa chambre ?

— Au premier étage.

Conghus fit mine de se lever.

— Si vous voulez, je peux vous y conduire.

Fidelma lui fit signe de se rasseoir.

— Nous nous y rendrons dans un instant. Continuons. Donc vous partez à la recherche de Dacán.

— Oui. Et il n’y a pas grand-chose à ajouter. J’ai frappé à sa porte et, comme personne ne répondait, je l’ai ouverte...

— Qu’est-ce qui vous a poussé à l’ouvrir ? l’interrompit Fidelma. Il ne vous a pas effleuré que le vénérable Dacán n’était pas dans sa chambre ?

Conghus fronça les sourcils.

— Eh bien... sous la porte brillait un rai de lumière, que l’on distinguait très bien dans le couloir sombre, et j’ai craint que Dacán n’ait laissé brûler une lampe ou une bougie. Mon devoir était donc de l’éteindre, car la frugalité est une des règles du bienheureux Fachtna, ajouta-t-il d’un air de piété plein de suffisance.

— Je comprends. Donc vous êtes entré.

— Oui, et une lampe à huile était effectivement allumée.

— Poursuivez, le pressa Fidelma alors qu’il marquait un temps d’arrêt.

— Dacán gisait sur son lit. C’est tout.

Fidelma réprima un soupir d’impatience.

— Frère Conghus, imaginez-vous sur le seuil de la chambre et décrivez-moi ce que vous avez vu dans les moindres détails.

Conghus resta un instant silencieux, perdu dans ses pensées.

— La lampe posée sur la table de chevet éclairait la cellule, dit-il enfin. Dacán était tout habillé, étendu sur le dos, pieds et poings liés.

— Avec des cordes ?

Conghus secoua la tête.

— Avec des bandelettes de toile de lin, rouge et bleu. Un morceau de la même toile lui avait été enfoncé dans la bouche pour le bâillonner. Puis j’ai vu les taches de sang sur sa poitrine et j’ai compris qu’il était mort assassiné.

— Très bien. Avez-vous remarqué un couteau qui aurait pu servir à infliger ces blessures ?

— Non.

— Par la suite, en a-t-on retrouvé un ?

— Pas à ma connaissance.

— Comment avez-vous jugé le visage de Dacán ?

— Je ne comprends pas votre question, répliqua Conghus.

— Reflétait-il la paix ou l’angoisse ? Les yeux étaient-ils ouverts ou fermés ?

— Il semblait calme et reposé, ses traits ne reflétaient aucune souffrance. Cela répond-il à votre question ?

— Parfaitement, répliqua Fidelma d’un air peu commode. Et donc vous comprenez que Dacán a été tué. Autre chose vous a-t-il frappé dans la pièce ? L’avait-on fouillée ? Était-elle bien rangée ? Si on s’en tient à votre description du personnage, Dacán devait aimer l’ordre.

— Autant que je m’en souvienne, l’ordre régnait dans la pièce. Et bien entendu, Dacán était d’une méticulosité extrême. Mais la sœur Necht en sait plus long que moi sur ce sujet.

Fidelma entendit un bruissement et se tourna vers la jeune novice qu’elle fusilla du regard au cas où il lui aurait pris la fantaisie d’intervenir. Puis elle se concentra à nouveau sur le portier.

— Nous commençons à y voir plus clair. Quand vous comprenez que Dacán a été tué, comment réagissez-vous ?

— Je me rends tout de suite chez le père abbé et je lui fais part de ma découverte. Il envoie chercher l’assistant de notre médecin, frère Tóla, qui examine le corps et confirme le décès. L’abbé place alors l’affaire entre les mains de frère Rumann car, en tant qu’hôtelier de cette abbaye, il lui revenait de mener l’enquête.

— Vous dites que l’abbé a envoyé chercher l’assistant du médecin, frère Tóla. Pourquoi n’a-t-il pas fait appeler le médecin-chef ? Après tout, le vénérable Dacán était un hôte de marque.

— Frère Midach, notre médecin-chef, s’était absenté de l’abbaye.

— Vous dites que le séjour de Dacán ici s’est étalé sur deux mois. L’avez-vous bien connu ? Quelles relations entreteniez-vous avec lui ?

Frère Conghus haussa les sourcils.

— Le vénérable Dacán n’était pas très liant. Réservé, austère, il était arrivé ici précédé d’une grande réputation de piété et d’érudition. Mais son emploi du temps était très rempli et ne laissait aucune place au hasard ou aux bavardages. Il ne sortait de sa chambre qu’avec des objectifs bien précis et je ne l’ai jamais entendu échanger des propos aimables ou futiles avec qui que ce soit.

— Votre portrait est très parlant, frère Conghus, dit Fidelma.

Conghus prit un petit air satisfait.

— En tant que portier, il m’appartient d’évaluer les gens ainsi que leur comportement.

— Physiquement, comment se présentait-il ?

— Vieux. Autour de soixante-dix ans. Grand et droit malgré son âge. Maigre. De longs cheveux blancs, des yeux sombres, une peau maladive et un gros nez qui ressortait dans son visage émacié. Et puis il dégageait un air de mélancolie.

— On m’a dit qu’il était venu ici pour étudier. Connaissiez-vous le but de ses recherches ?

Frère Conghus fit la moue.

— Pas vraiment. Sœur Grella, notre bibliothécaire, est sûrement mieux renseignée que moi sur ce chapitre.

— On m’a aussi raconté que le vénérable Dacán donnait des cours. Qu’enseignait-il exactement ?

Conghus haussa les épaules.

— L’histoire, je crois. Pour de plus amples renseignements, adressez-vous à frère Ségán, notre professeur principal.

Fidelma resta un instant silencieuse avant de reprendre :

— Je suis troublée par l’une de vos remarques. Vous m’avez présenté Dacán comme un homme austère. C’est bien là le terme que vous avez employé ?

Conghus acquiesça.

— Pourtant, d’après sa réputation, les gens l’adoraient. Or je ne qualifierais pas d’attachant un homme ascétique, sévère et peu porté sur la compassion, car ces traits de caractère sont contenus dans le terme austère.

— Je vous ai exposé mon point de vue, ma sœur. Après tout, sa réputation, qui nous venait sans nul doute de Laigin, était peut-être usurpée.

— Mais dans ce cas, pourquoi cette inquiétude en constatant qu’il avait manqué un seul repas ? On ne se préoccupe pas tant d’un homme aussi peu sympathique. Pourquoi son absence vous a-t-elle à ce point bouleversé ?

Conghus parut mal à l’aise.

— Je ne suis pas certain de vous suivre, ma sœur, déclara-t-il avec raideur.

— C’est pourtant simple, répliqua Fidelma en détachant ses mots. Il me semble que vous étiez très concerné par le sort d’un homme qui ne vous plaisait guère, au point que vous vous êtes déplacé pour prendre de ses nouvelles pour la simple raison qu’il avait manqué le repas. Vous avez des explications ?

Le portier pinça les lèvres, la regarda fixement et haussa les épaules.

— Une semaine avant la mort de Dacán, le père supérieur m’a fait appeler et m’a demandé de veiller sur Dacán. Voilà pourquoi je suis allé frapper à sa porte.

Fidelma ouvrit de grands yeux.

— L’abbé vous a-t-il donné des raisons justifiant qu’on accorde une attention particulière à Dacán ? Craignait-il qu’il lui arrive quelque chose ?

Conghus eut un geste fataliste.

— Je ne suis qu’astreóir, ma sœur. Ici, je garde les grilles et je sonne les cloches. Quand mon abbé me donne un ordre qui n’est pas contraire aux lois de Dieu et des brehons, j’obéis sans poser de questions. En d’autres termes, je ne juge pas les motivations du père supérieur tant qu’elles ne portent pas préjudice à mon prochain.

Fidelma l’observa d’un air pensif.

— Voilà une philosophie intéressante, Conghus. Et un excellent sujet de débat. Mais laissez-moi éclaircir un point. C’est très exactement une semaine avant le meurtre de Dacán que l’abbé vous a demandé de garder l’œil sur Dacán et il n’a pas donné de raisons à cette requête ?

— Aucune.

Fidelma se leva brusquement, ce qui surprit tout le monde.

— Très bien. Nous allons maintenant nous rendre dans la chambre de Dacán.

Conghus se leva, un peu abasourdi, et les conduisit jusqu’à l’escalier.

Cass et sœur Necht suivaient Fidelma. Le visage de Necht brillait d’une excitation enthousiaste et celui de Cass reflétait la stupéfaction.

Arrivé au rez-de-chaussée, Conghus s’arrêta devant une porte, à l’autre bout du couloir qui menait aux chambres de sœur Eisten et des enfants.

— Quelqu’un occupe-t-il la cellule de Dacán ? demanda Fidelma.

— Non, ma sœur, répondit Conghus. Elle a été laissée inoccupée depuis sa mort et personne n’a touché à ses possessions, sur ordre de l’abbé. Je crois que les représentants du frère de Dacán, l’abbé Noé de Fearna, ont demandé qu’on leur renvoie ses effets personnels.

— Alors pourquoi les a-t-on gardés ? demanda Cass qui prenait pour la première fois la parole depuis le début de l’interrogatoire de Conghus.

— Je suppose que l’abbé a décidé que tout devait rester en l’état jusqu’à l’arrivée du dálaigh et la conclusion de ses investigations, dit Conghus qui se baissa, ouvrit la porte et s’apprêtait à pénétrer dans la pièce quand Fidelma le retint.

— Donnez-moi une lanterne.

— Il y en a une sur la table près du lit que je peux allumer.

— Non, insista Fidelma. Si vraiment rien n’a été déplacé, dans un premier temps je veux qu’on ne touche à rien. Sœur Necht, donnez-moi cette lampe à huile, juste derrière vous.

La jeune religieuse s’empressa de décrocher la lanterne, la tendit à Fidelma qui la leva et jeta un regard circulaire, debout sur le seuil.

La chambre se présentait à peu près comme elle l’imaginait.

Dans un coin, un lit en bois avec une paillasse en paille et des couvertures. A côté, une lampe à huile posée sur une table de chevet. Sur le sol, une paire de sandales usées. Au mur, une rangée de portemanteaux où étaient accrochées trois grandes sacoches en cuir. Au pied du lit, une table où s’étalaient des tablettes en bois recouvertes de cire, un graib, ou stylet métallique employé pour écrire, une pile de parchemins, une corne de vache, ou adircín, utilisée pour y verser le dubh, l’encre à base de charbon, ainsi que des plumes de corbeau et un petit couteau pour les aiguiser. Fidelma comprit que Dacán, comme la plupart des scribes, prenait des notes sur des tablettes en cire avant de transcrire son texte définitif sur des feuilles de vélin, qui seraient ensuite reliées.

Elle s’attarda un instant pour s’assurer que rien ne lui avait échappé au cours de ce premier examen. Puis elle s’avança vers la table et se pencha sur les tablettes. Elle ne put cacher sa déception en constatant que la surface en était lisse.

Elle se tourna vers Conghus.

— Je suppose que vous n’avez pas remarqué si ces tablettes étaient gravées quand on a découvert le corps ?

Conghus secoua la tête.

Fidelma poussa un soupir et examina les feuilles de vélin. Elles étaient vierges.

En se retournant, elle remarqua des taches sombres sur les couvertures jetées en travers du lit. Des taches de sang séché. Puis elle se dirigea vers les sacoches et examina leur contenu. Des sous-vêtements, des chemises, encore des vêtements, une cape, et aussi des instruments pour se raser et des objets de toilette. Elle remballa le tout et raccrocha les sacoches aux portemanteaux.

Elle se tint là un instant, absorbée dans ses pensées, puis, à la surprise de ses compagnons, elle s’agenouilla pour examiner le sol, sa lanterne à la main. Il était recouvert d’une fine couche de poussière. Le frère Conghus disait sans doute vrai quand il affirmait que personne n’était entré dans cette pièce depuis le meurtre. Brusquement, Fidelma tendit la main et tira de dessous le lit une baguette de coudrier. Elle lui arrivait à la taille et était gravée d’encoches. Invisible si on ne prenait pas la peine de se baisser, elle avait facilement pu passer inaperçue.

En entendant une exclamation étouffée, elle se retourna vers sœur Necht qui l’observait depuis le seuil.

— Vous reconnaissez cet objet ? demanda-t-elle en l’éclairant de sa lampe.

Necht secoua vivement la tête.

— Non... je... j’ai cru que c’était... je ne l’ai jamais vu auparavant.

Fidelma fit passer sa trouvaille dans sa main gauche qui tenait la lanterne, et se dirigea alors vers la lampe à huile posée sur la table de chevet et la soupesa. Elle était pleine.

Puis elle regagna le seuil où ses trois compagnons semblaient suspendus à ses lèvres, comme s’ils attendaient quelque déclaration de la plus haute importance. Fidelma se tapota la jambe avec la baguette, l’air absorbé. Puis elle retourna au centre de la pièce, leva sa lanterne et regarda une dernière fois autour d’elle.

La cellule très sombre ne possédait qu’une haute fenêtre étroite au-dessus du lit, orientée vers le nord. Fidelma en déduisit que la pièce recevait une lumière grise et froide. Pour pouvoir y travailler, il fallait l’éclairer en permanence. Elle se tourna et examina la porte. Pas de verrou ni de cadenas. Un simple loquet.

— Vous avez encore besoin de moi, ma sœur ? demanda frère Conghus alors que le silence se prolongeait. Il va bientôt falloir que je sonne les complies.

Les complies étaient le septième et dernier service religieux de la journée.

Fidelma s’arracha à contrecœur à la contemplation de la cellule et revint à Conghus avec un petit soupir.

— J’aimerais vous poser une dernière question avant de vous libérer. Les bandelettes de drap qui ont servi à attacher Dacán, qu’en a-t-on fait ?

Conghus haussa les épaules.

— Aucune idée. Je suppose que le médecin les a jetées.

— Merci, maintenant vous pouvez partir. Mais il est possible que je fasse à nouveau appel à vous au cours de l’enquête.

Conghus s’éclipsa, visiblement soulagé.

Fidelma s’adressa alors à sœur Necht.

— Savez-vous où loge le médecin, frère Tóla, je crois ?

— Oui, bien sûr, répliqua la novice qui s’éloignait déjà.

— Attendez, s’écria Fidelma, riant devant l’empressement de la jeune fille. Quand vous le trouverez, amenez-le ici. Je vous attends.

La novice décampa et Fidelma examina avec attention les encoches taillées sur la baguette de coudrier.

— Vous savez lire ces anciens caractères ? demanda Cass, plein de curiosité.

— Oui. Et vous, connaissez-vous l’ogham ?

Cass secoua la tête d’un air de regret.

— Non, on ne m’a jamais appris l’art de l’ancien alphabet.

— Cette verge appartient à un faisceau de « bâtons de poète », comme on a coutume de les appeler. Il semblerait que ce soit un genre de testament qui pour l’instant demeure assez obscur. Tenez, cette phrase dit : « Laissez à mon bienveillant cousin le soin de s’occuper de mes fils sur le rocher de Michael de la façon dont mon honorable cousin l’entendra. » Curieux.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Cass, perplexe.

— Cass, je vous l’ai déjà dit, la quête des indices, c’est comme confectionner un plat. Vous ramassez un ingrédient ici, un autre là, et quand vous avez collecté tout ce dont vous avez besoin pour votre recette, vous allumez le feu. Hélas, nous n’avons pas encore rassemblé tous les éléments. Mais nous avançons. Nous savons maintenant qu’il s’agit d’un meurtre soigneusement planifié.

Cass la dévisagea avec stupéfaction.

— Pourtant, la violence de l’attaque laisserait plutôt supposer un assassin saisi d’une rage subite. Personnellement, je pencherais pour la pulsion meurtrière.

— Vous oubliez que le vieillard s’est laissé attacher sans lutter. Sans compter qu’une personne qui tue par accident n’est pas possédée par une furie aveugle. Pour ma part, j’opterais pour la préméditation.

Elle s’interrompit, le front soucieux.

— A quoi pensez-vous ? la pressa Cass.

Elle semblait maintenant à mille lieues du guerrier. Puis elle alla poser sa lanterne sur la grande table afin d’illuminer la pièce qu’elle étudia attentivement.

— J’aimerais bien le savoir, confessa-t-elle enfin. Quelque chose me gêne, mais la raison m’en échappe.

Les cinq royaumes
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